24.
Le chef Sobek aimait son métier et il était un bon policier. Et comme tout bon policier, il possédait le sens aigu du danger. Or, il le sentait tout près de lui, à l’intérieur même de la Place de Vérité. Dix années de vaines recherches n’avaient pas émoussé son désir de découvrir l’assassin du policier nubien et l’homme qui voulait nuire à Néfer le Silencieux. Obsédante, la même hypothèse revenait sans cesse : ce monstre se cachait dans le village, et il appartenait à l’équipe dont Néfer était le chef.
Avec la disparition de Ramsès et la nomination du Silencieux comme maître d’œuvre, le criminel avait-il décidé de se tenir tranquille à jamais ? Sobek ne le croyait pas. Patient et déterminé, ce démon poursuivait un but précis.
Plus que jamais, Néfer était exposé.
Et le traître avait forcément des complicités à l’extérieur, comme cet Abry qui ne s’était pas suicidé mais que l’on avait supprimé pour l’empêcher de parler. Abry, administrateur principal de la rive ouest, protecteur désigné de la Place de Vérité ! Comment mieux souligner la gravité du mal ? Sa disparition coupait une piste majeure, mais Sobek parviendrait peut-être à renouer les fils du complot en identifiant l’artisan qui avait renié son serment.
Aussi le Nubien venait-il de prendre une décision qu’il ne communiquerait à personne : en utilisant tous les moyens dont il disposait, il allait suivre à la trace chacun des membres de l’équipe de droite. Si une bête immonde se terrait en son sein, elle finirait par commettre une erreur.
C’était sa seule chance de réussir, et il ne la manquerait pas.
— Chef, l’avertit l’un de ses hommes, l’âne est arrivé.
— L’âne... Quel âne ?
— Ben... Celui que vous avez commandé, il paraît.
— Ah oui, c’est vrai ! Dis au vendeur que je le paierai dans la semaine.
Sobek écouta les rapports des policiers nubiens qui ne lui signalèrent aucun incident. La Vallée des Rois était bien gardée, et nul suspect n’avait tenté de s’en approcher. Mais la troupe se plaignait du nombre d’heures de surveillance qu’elle était obligée d’effectuer alors que la situation paraissait calme. De plus, ce surcroît de labeur était fort mal payé.
Le chef Sobek entra dans une violente colère.
— Où vous croyez-vous, bande d’imbéciles ? Vous n’êtes pas chargés d’assurer la surveillance d’un dépôt de grains mais d’assurer la protection de la Place de Vérité ! Servir ici est un honneur, et qui ne le comprend pas peut me donner sa démission sur-le-champ.
La grogne disparut, et chacun retourna à son poste pendant que Sobek examinait son âne.
— Combien le marchand en exige-t-il ?
— Une pièce d’étoffe, une paire de sandales, un sac de seigle et un autre de farine, répondit le planton.
— Il se moque de moi ! Cette pauvre bête est vieille et malade, incapable de parcourir les sentiers de la montagne. Qu’on l’emmène dans une palmeraie où il terminera paisiblement ses jours.
Le marchand d’ânes s’inclina devant Méhy.
— J’ai agi selon vos instructions.
— As-tu bien livré une vieille bête au chef Sobek ?
— Si vieille qu’elle peut à peine avancer.
— En as-tu demandé un bon prix ?
— Celui d’un âne en bonne santé.
— Le bon de livraison a-t-il été enregistré ?
— Bien entendu, mais avec la description d’un animal vigoureux, vu par plusieurs témoins lorsqu’il est sorti de mon enclos.
— Parfait... Sobek est donc obligé de te payer. Surtout, ne le harcèle pas et laisse le temps passer. J’ai une bonne nouvelle pour toi, marchand : l’administration te commande une centaine d’ânes. Que tes bêtes soient résistantes et leur prix modéré, car j’ai le plus grand souci des finances publiques.
Paneb avait travaillé jour et nuit afin de se débarrasser au plus vite de la corvée qui lui avait été imposée par le maître d’œuvre. En fin de compte, il avait eu l’occasion d’apprendre une nouvelle technique, celle de la sculpture des stèles, et de perfectionner un type de dessin qu’il avait peu pratiqué jusque-là.
Comme le vin de Turquoise était excellent, la migraine du jeune colosse n’avait pas duré longtemps ; et comme Aperti et sa mère se portaient tous deux à merveille, Paneb n’avait pas regretté un seul instant la petite fête qui continuait à susciter la réprobation du village. Isolé dans son atelier, le fautif avait la chance de ne pas entendre les commérages.
Quand apparut Néfer le Silencieux, le peintre assistant mettait une dernière touche de vert à l’oreille d’un Osiris.
Des oreilles, il en avait façonné plus d’une centaine : des noires, comme celles de l’illustre reine Ahmès-Néfertari, fondatrice de la confrérie féminine de la Place de Vérité ; des jaunes, comme celles de son royal fils, Amenhotep Ier, vénéré par les bâtisseurs ; des bleu foncé pour évoquer le ciel où circulait l’air créé par les dieux ; des oreilles de calcaire, longues de sept centimètres, larges de quatre, épaisses de deux ; d’autres sculptées en ronde bosse ou en creux sur des stèles qui seraient déposées dans les chapelles.
— Je n’avais exigé qu’une dizaine de paires d’oreilles comme offrande au temple, dit le maître d’œuvre.
— J’y ai pris goût... Avec cet ensemble, les dieux devraient entendre les prières du village entier.
— La magie doit opérer dans les deux sens, Paneb ; puissent-ils nous entendre, en effet, mais puissions-nous surtout les écouter, et toi en particulier. As-tu oublié qu’un Serviteur de la Place de Vérité est « celui qui entend l’appel » ? En n’écoutant que toi-même, tu risques de devenir sourd à l’esprit du village.
— « Écouter est meilleur que tout »... Mais je ne fais que ça depuis dix ans !
— D’abord, tu exagères ; ensuite, crois-tu qu’un artisan ait un jour fini d’écouter ?
— Cesse de me faire la morale ! Dois-je distribuer moi-même ces oreilles ?
— En doutais-tu ?
Nakht le Puissant interrompit les deux hommes.
— Une tragédie, articula-t-il avec peine, une horrible tragédie... L’enfant... il n’a pas survécu !
Paneb sortit de l’atelier comme une flèche et courut jusqu’à sa maison.
Pourquoi le destin le frappait-il d’une manière aussi cruelle ? S’enivrer n’était quand même pas une faute aussi grave contre les dieux ! Oui, il était trop fier de son talent et sa tête avait enflé ces dernières semaines, mais le bambin n’en était pas responsable.
Ouâbet la Pure se reposait dans la première pièce.
— Paneb... Tu as l’air bouleversé !
— Comment est-ce arrivé ?
— De quoi parles-tu ? Il la prit par les épaules.
— Dis-moi, Ouâbet, je veux savoir !
— Mais... À quel propos ?
— Mon fils... Comment est-il mort ?
— Qu’est-ce que tu racontes ? La nourrice lui donne le sein !
Paneb fonça dans la chambre. Aperti tétait avec avidité, sans reprendre son souffle.
— Il a déjà pris du poids, dit la nourrice ; vous avez vraiment un beau garçon.
Ouâbet la Pure apostropha son mari.
— Tu parlais d’un enfant mort...
— C’est Nakht qui m’a averti.
Affolés, les villageois se rassemblaient sur le lieu du drame. Appelée d’urgence, la femme sage n’avait pu que constater le décès d’un garçonnet qui avait voulu jouer l’équilibriste sur le rebord d’une terrasse pour éblouir une fillette et qui était tombé la tête la première dans la ruelle. Le sort avait voulu qu’il heurtât les marches d’un escalier.
Personne n’osait toucher au cadavre. Ce fut Paneb qui souleva doucement le petit corps désarticulé et le tint contre sa poitrine, comme si le bambin dormait.
Un homme se détacha de l’assistance, le visage creusé par la souffrance.
— C’est mon fils, dit l’orfèvre Thouty. Il n’avait que cinq ans.
— Veux-tu le prendre ?
— Non, Paneb, je n’en ai pas le courage... Merci pour ton aide, merci de tout cœur.
La mère s’était évanouie, la femme sage s’occupait d’elle. Le maître d’œuvre avait revêtu la robe étoilée du prêtre de résurrection et demandé à plusieurs artisans de se purifier pour l’assister lors des rites funéraires.
Bouleversés, les villageois se dirigèrent en procession vers le cimetière de l’Est où, dans la partie basse, étaient inhumés les enfants morts en bas âge. Des amphores abritaient les fœtus et les bébés mort-nés, des corbeilles rondes ou ovales les nourrissons que la mort ravisseuse avait dérobés en se jouant des protections magiques.
Pour le fils de l’orfèvre, Didia le Généreux avait offert un petit coffre rectangulaire en sycomore au couvercle plat qu’il gardait en réserve dans son atelier.
Pendant que Néfer le Silencieux célébrait un court rituel annonçant le retour du bambin dans le corps immense de sa mère céleste, Paneb enveloppait le petit cadavre dans une toile de lin et le couchait dans le sarcophage où Turquoise avait déposé deux vases contenant du pain, des raisins et des dattes qui lui serviraient de provisions sur le chemin de l’au-delà.
Puis le cercueil fut descendu dans une fosse, et le dieu de la terre l’absorba pour le transformer en une barque qui voguerait dans les étendues d’eau du cosmos.
Conformément à leur règle, les artisans de la Place de Vérité étaient leurs propres prêtres et ils n’avaient besoin d’aucune aide extérieure. Le village entier porterait le deuil, et personne n’oublierait les larmes de Paneb qui, jusqu’au moment où il avait dû se séparer du garçonnet, avait voulu croire que sa chaleur et son énergie le ramèneraient à la vie.